Nous étions nombreux, hier, aux cérémonies commémoratives du 91ème anniversaire de l'armistice de 1918. Un quotidien local en a retenu que j'aurais salué la rencontre Sarkozy-Merkel qui se déroulait au même moment à Paris. Je ne sais pas où le journaliste a pu trouver ça dans mon propos ! Mais, bon... on ne va pas en faire un fromage.
Voici l'intégrale de mon allocation à l'occasion, qui traitait essentiellement d'un regard à poser sur la mémoire...
"Nous voilà réunis pour le souvenir d’une guerre qui bouleversa l’Europe il y a plus de 95 ans. Désormais les témoins ont disparu, et parmi eux, les victimes qui portaient cette guerre dans leur chair, leur sang, leurs souvenirs.
Notre sentiment de contemporains du XXIe siècle est que la chaleur de leur vécu délivrait une vérité dont nous ne saurons jamais rendre compte dans nos jugements distancés.
Avec le temps, une dilution s’opère et des interrogations se précisent : Quelle vérité dispenser ? Quelle mémoire privilégier ?
Les réponses, selon les interprétations, sont lourdes de responsabilité sur l’avenir. Gardons-nous aujourd’hui des images trop mortifères propres à entretenir la défiance et la haine des peuples et gardons-nous de prendre le risque de perdre le sens du futur et le goût du présent.
Pourtant la mobilisation des repères historiques reste indispensable : ils contribuent à forger les identités politiques et, plus encore, la citoyenneté.
Mais pas d’angélisme, ces dates commémoratives, choisies avec soin, dotées par une volonté partisane d’un sens univoque, ont servi une république de consensus dans le combat, consolidant des fondations encore fragiles en masquant volontairement les aspects les plus négatifs. Oui, « Gouverner c’est faire l’histoire ». Et nous enseignons, de fait, l’histoire des vainqueurs.
Sur les causes de la Première Guerre mondiale, le débat est quasiment clos ; la responsabilité incombe aux alliances militaires et diplomatiques, et, surtout, aux chocs des intérêts coloniaux, commerciaux et économiques.
Aujourd’hui, je retiendrai trois hommes et trois dates. Chacun, à leur manière, marquent la Grande Guerre.
D’abord, Jean Jaurès. Il est le chantre du pacifisme des peuples, aussi est-il assassiné le 31 juillet 1914 par Raoul Villain : les bellicistes, essentiellement marchands de canon et manufacturiers en mal de ventes, occupent désormais la scène. En apprentis sorciers ! Nous le savons aujourd’hui.
Puis le caporal Peugeot, premier tué français, le 2 août 1914 à Joncheray, après avoir abattu son propre meurtrier, Camille Mayer. Au mythe de l’Union sacrée, selon les mots de Raymond Poincaré, l’union sacrée des forces politiques, syndicales, religieuses, devant les dangers que la patrie devait affronter, à l’image privilégiée des Pioupious, fiers et insouciants aux fenêtres des trains fleuris pour la circonstance et scandant « Noël à Berlin ! », succède la réalité d’un déchainement inouï de violence guerrière et l'affreuse dépréciation de la vie humaine qui en résulte !
Rapportée aux effectifs de la nation armée, à ses 8 millions d’hommes mobilisés et à 1.400.000 morts, la Grande Guerre n’est qu’une vaste boucherie de masse.
Enfin, le 12 mars 2008 s’est éteint l’ultime témoin français de l’atrocité des combats. Le témoignage de Lazare Ponticelli conforte ce qui, peu à peu, constitue une autre mémoire de la guerre, non pas patriotique et sacrificielle - l’historiographie conventionnelle - mais dénonciatrice, en particulier de l’incompétence de certains officiers généraux, de leur aveuglement, des conditions faites à l’homme de troupe, chair à canon, et devant l’horreur, internationaliste et pacifiste.
Rappelez-vous cette polémique déclenchée par Lionel Jospin, alors premier ministre, lorsqu’il prononça le 5 novembre 1998, à Craonne, sur le lieu emblématique du Chemin des Dames, ces mots : « Certains de ces soldats, épuisés par des attaques condamnées à l’avance, glissant dans une boue trempée de sang, plongés dans un désespoir sans fond, refusèrent d’être des sacrifiés. Que ces soldats, « fusillés pour l’exemple », au nom d’une discipline dont la rigueur n’avait d’égale que la dureté des combats, réintègrent aujourd’hui pleinement, notre mémoire collective nationale ! »
Vérité, mémoire... des notions très controversées dès lors qu’elles servent exclusivement à « faire aimer et faire comprendre la patrie ». comme le disaient les manuels scolaires de la IIIème République.
La mémoire comme credo, si j’ose dire, de l’école de Jules Ferry ou en récupération de l’identité de toutes les minorités, sociales, coloniales, provinciales, des femmes, des ouvriers, des colonisés, des proscrits, est une mémoire tronquée qui, au final, laisse aux décisions politiques le soin de juger et d’arbitrer. Et ces décideurs s’emploient alors à délivrer les vérités d’un passé choisi ; de Gaulle à dit : « C’est avec des mythes et des légendes que l’on valorise une ambition et que l’on construit une nation ».
Ne croyez pas que notre présence devant ce monument aux morts est anecdotique ou désuète. Nous sommes les instruments de la formation civique et de la conscience des populations. Notre devoir de citoyen est d’user de notre mémoire dans un exercice critique où l’honnêteté dispute à l’exactitude.
Je suis heureux que la France et l’Allemagne élaborent ensemble un manuel d’histoire à destination des classes de lycée. C’est ce regard croisé qui alimente l’objectivité.
Dans ce monde acculé au présent, condamné au zapping et dominé par les médias, l’exemplarité du passé, étudié dans tous ses aspects, est plus nécessaire que jamais."