De la stratégie politicarde sur le dos des élèves, il fallait oser. Attal l'a fait, en imposant contre les avis des spécialistes de l'éducation de répartir les collégiens par "groupes de niveau". De la formation émancipatrice des ados, il s'en fout, seule l'intéresse la tactique envers un électorat ciblé : le signal est envoyé aux grincheux, aux égoïstes, à ceux qui rêvent de ségrégation, comme si, en leur offrant sur un plateau une réponse digne des pires anti-républicains, il allait obtenir d'eux qu'ils lui fassent confiance. Au contraire, l'Histoire montre que, ce faisant, il court le grave risque de les conforter dans leur obscurantisme et de les voir préférer l'original de l'extrême-droite au pastiche qu'il se hasarde à incarner.
Et, pour mener à bien sa vilaine entreprise, Attal veut utiliser les personnels de l'Éducation nationale auxquels il prétend imposer de faire l'exact contraire de ce que leur formation, leur mission et leur éthique fondées sur l'égalité républicaine leur commandent.
Mais mes anciens collègues profs ont le pouvoir de ne pas se rendre complices de cette manœuvre indigne du sanctuaire institutionnel qu'est l'École de la République. Comment ? En adoptant la ligne de conduite du "bien faire, laisser dire" qui vaut bien des résistances actives et qui permet d'économiser son énergie pour d'autres luttes. Explications et suggestions...
DE FAUSSES BONNES IDÉES UTILISÉES À D'AUTRES FINS
Sur le fond, ceux qui sont vent debout contre cette réforme imbécile ont bien raison de l'être. Tous les scientifiques de la planète le confirment, et, sans même faire appel aux érudits, tous les enseignants le savent par expérience : la relégation dans un groupe homogène des élèves en difficulté, fût-il à effectifs réduits, ne suffit pas à leur permettre de progresser, pas plus que l'exclusion des "mauvais élèves" n'aide à elle seule les "bons" maintenus entre eux à devenir encore meilleurs. En revanche, la diversité de niveaux crée les conditions de l'émulation de tous qui, au moins pour certains, en tirent profit en termes de résultats. Et c'est d'autant plus vrai lorsque sont créées les conditions de la mixité sociale et de l'aide aux élèves en difficulté. Tout au plus les profs gagnent-ils un peu dans la gestion de leurs élèves, avec moins d'obligation de diversification ou de régulation des comportements de ceux qui "ne suivent pas" ou, a contrario, de ceux qui "ont vite fini leur travail et s'ennuient". Mais ça se saurait si l'ambition ministérielle était le confort professionnel de ses fonctionnaires.
MAIS LES PROFS ONT L'OUTIL POUR EMPÊCHER L'INDICIBLE
Il n'y a donc aucune raison pédagogique à mettre en œuvre ce que demande Attal, sans même parler des raisons sociales. Et le ministère de l'Éducation nationale lui-même livre aux collèges les clés pour s'exonérer de sa propre stupide injonction. Le décret récemment paru stipule en effet que « les groupes sont constitués en fonction des besoins des élèves identifiés par les professeurs ». On lit bien : « des besoins des élèves identifiés par les professeurs ». Du coup, il suffit aux enseignants – et pas à leur hiérarchie – de considérer que « les besoins des élèves », c'est de vivre leur scolarité dans un groupe-classe riche de son hétérogénéité, de bénéficier d'une scolarité sans discrimination stigmatisante, et de continuer à profiter des projets éducatifs spécifiques (demi-groupes en travaux pratiques de sciences et technologies, classes-défense, classes-patrimoine, etc) et des enseignements moins courus que d'autres (langues anciennes et régionales, allemand en Provence ou italien en Picardie, arabe, chinois, etc) qui disparaîtraient automatiquement parce que les dotations horaires, non extensibles, vont servir à organiser ces funestes "groupes de niveau". À charge donc aux enseignants de prendre le ministre au mot, le décret au pied de la lettre, et de constituer les classes eux-mêmes, sans intervention de leur hiérarchie et sans tenir compte des résultats scolaires des uns et des autres de leurs collégiens. Et le faire au nom « des besoins des élèves ». Le tour est joué. Laisser dire, et bien faire...
L'AUTONOMIE DES ÉTABLISSEMENTS À ACTIVER FACE À LA BÊTISE
J'ai connu dans ma carrière de prof neuf chefs d'établissement, chacun avec sa personnalité, ses intérêts, ses passions, ses "dadas", mais tous avec un sens aigu du service public de l'École laïque et un réel effort d'accompagnement de ceux qui dispensent l'enseignement aux jeunes. Eux-mêmes issus du corps enseignant ou de la vie scolaire, aucun n'a jamais imposé quelque stratégie pédagogique que ce soit. Que les principaux de collège laissent faire leurs professeurs. Les inspecteurs eux-mêmes contestent cette soi-disant réforme, ils ne viendront pas leur chercher des poux dans la tête. Comment le pourraient-ils, puisque les équipes de profs ne feraient qu'appliquer scrupuleusement le décret d'une ministre qui rappelle à qui veut l'entendre l'importance de l'autonomie des établissements ? D'ailleurs, alors qu'on entend déjà certains chefs d'établissements de l'enseignement privé confessionnel expliquer qu'ils ne mettront pas en place le projet, ce serait un comble qu'on fasse des misères aux "hussards noirs de la République". Laisser dire, et bien faire...
BIEN FAIRE, ET LAISSER DIRE...
Bien faire, laisser dire... C'est aussi en faisant mine d'obéir, le dos rond, tout en agissant avec efficience sans tambour ni trompette, qu'on peut arriver à ses fins. Les instituteurs résistants des années 1940 prenaient bien garde d'afficher le portrait de Pétain au-dessus du tableau noir et de faire entonner Maréchal nous voilà à leurs élèves, mais éveillaient les consciences habilement au détour des leçons de morale, voire cachaient des enfants juifs ou sabotaient des voies ferrées. Sans aller jusque là, on a tout de même de quoi faire en finesse. Surtout qu'il faut ménager son énergie revendicative car il y a d'autres enjeux de fond, parce que l'École va mal.
Mais si l'École va mal, ce n'est pas à cause de la diversité socio-économique et de performance scolaire des jeunes dans les classes. C'est parce qu'on la dépossède méthodiquement de ses moyens, en postes d'enseignants et de vie scolaire et en ressources financières et logistiques, parce qu'on ne revalorise pas les métiers de ceux qui s'y impliquent, parce qu'on n'investit pas dans la formation initiale et continue, parce qu'on caporalise la gestion des équipes, parce qu'on étrangle budgétairement les collectivités locales qui peinent à assurer des conditions matérielles propices à l'éveil et aux apprentissages dans des locaux adaptés, parce qu'on réduit sans cesse les moyens de l'accompagnement des jeunes en difficulté du fait de la réalité sociale de leurs environnements familiaux. Ça, ce sont des combats francs à mener.
On ne résoudra rien avec des groupes de niveaux, des uniformes, des "chocs de savoirs", et autres concepts inopérants qui ne servent qu'à faire glousser d'aise les réactionnaires nostalgiques d'un passé aussi radieux qu'imaginaire dont on croit que, en les abreuvant de termes guerriers, on va éviter qu'ils donnent leurs voix aux totalitaires qui leur vendent de chimériques lendemains, lesquels, comme l'Histoire et des présents d'ailleurs nous l'apprennent, ne seraient faits que d'inégalités accrues, de discriminations, de rejet des autres, de chacun pour soi, de perte de libertés, et de danger pour la Paix.
Attal doit pourtant le savoir. Il joue avec le feu. Les profs et les chefs d'établissements peuvent le ramener à la raison.