Je suis en colère. Pourquoi ces gens-là se sont-ils autorisés à tenter de gâcher notre cérémonie de commémoration du centenaire de l'armistice de 1918 ?
Je le sais, leurs écœurants apartés, pourtant proférés suffisamment haut pour que nul de leurs voisins ne les ignore, ajoutés à leurs postures irrespectueuses, sont passés inaperçus de la presque totalité des gens qui ont pris part au moment solennel de ce 11 novembre.
Il n'empêche. Qui sont ces salauds – je pèse mes mots – qui ont tenu d'indicibles propos en direction des adolescents, jeunes Français de couleur d'un de nos collèges seynois, déclamant devant notre monument aux morts le beau texte de fraternité et de paix qu'ils avaient rédigé ?
Qui sont-ils, ces minables, pour attiser la haine tandis que, des corps constitués, forces de l'ordre, pompiers, officiers, marins et soldats du train, aux anciens combattants, des jeunes de nos établissements scolaires, avec leurs enseignants et leurs familles, à d'autres jeunes de notre Préparation Militaire Marine, avec les réservistes qui les forment et avec leurs proches, des élus de toutes sensibilités politiques – même si on a pu regretter l'absence inexplicable et remarquée de tout parlementaire ou représentant – aux musiciens et choristes, de nos concitoyens venus exprès aux passants se joignant à notre défilé, tout un chacun vivait avec ferveur un moment fort de communion mémorielle et réflexive républicaine ?
Qui sont-ils, ces grossiers et dangereux personnages dont l'attitude aura rappelé à ceux qui les ont entendus que nos valeurs de liberté, d'égalité et de fraternité, fussent-elles universelles, sont toujours d'une fragilité extrême ?...
Mais, au fond, qu'importe, en trente ans de participation aux commémorations, je n'y ai jamais vu autant de monde, de tous quartiers, de tous âges, de toutes conditions. Et ça, c'est encourageant.
Respectant les usages, j'ai prononcé un discours...
« Le 11 novembre 1918, à 11 heures, une volée de cloches annonça une nouvelle attendue depuis plus de quatre ans par des soldats épuisés et une population en deuil : l’armistice entre les Alliés et l’Allemagne.
« Une heure avant, Georges Clémenceau, qu'on surnommait "le Tigre", dans un palais Bourbon empli, avait déclaré : "Au nom du peuple français, au nom du gouvernement de la République française, j'envoie le salut de la France, une et indivisible, à l’Alsace et à la Lorraine retrouvées, et puis honneur à nos grands morts qui nous ont fait cette victoire !".
« Les négociations entre alliés avaient débuté dans l’ombre le 15 octobre. Se posait la question d’une conclusion rapide ou, au contraire, l’attente d’une victoire plus complète, plus décisive. Ce qui faisait débat était l’ampleur et la nature des clauses qui accompagneraient l’armistice.
« Le président français Poincaré ne voulait pas de l'armistice que prônait Clémenceau, le maréchal britannique Douglas Haig entendait en finir au plus vite, l'américain Pershing souhaitait poursuivre jusqu'à ce que les Allemands capitulent sans condition comme les Sudistes en 1865.
« Les généraux sont perplexes : n’obtenir qu’une retraite jusqu’à la frontière de 1914, hors Alsace-Lorraine, serait tomber dans un piège. Avec des lignes raccourcies, le général en chef des armées allemandes Ludendorff pourrait restaurer ses forces…
« Pour eux, il fallait que l'ennemi recule jusqu’au Rhin et qu’il y ait des têtes de pont sur la rive droite.
« On finit par s'entendre sur les clauses, intégrant par exemple une réserve anglaise sur "la liberté des mers" et une exigence française : l’Allemagne devra payer les réparations pour les dommages subis par les populations civiles.
« Le 5 novembre, une dernière note américaine informe le gouvernement allemand "que le Maréchal Foch a été autorisé à leur communiquer les conditions d’un armistice".
« Le texte est accepté.
« Ce n’était pas acquis. Au printemps l’offensive allemande avait enfoncé la ligne de front et avait mis Paris à portée de son terrible obusier, la Grosse Bertha. Il fallut les nouveaux chars Renault, l’apport déterminant des troupes fraiches américaines et de leur matériel, une erreur stratégique allemande pour reprendre les terrains perdus ; c’est pourquoi, le 29 septembre, Ludendorff, craignant un effondrement militaire, demanda un armistice immédiat et sans condition. Cependant, en octobre, son armée fait mieux que tenir. Il propose alors, avec le chancelier Hindenburg, à l'empereur Guillaume II la poursuite des hostilités. Guillaume II refuse. Ludendorff démissionne.
« Entre temps, la capitulation de l’Autriche sous la pression de l’Italie change la donne ; enfin, et surtout, la révolution éclate en Allemagne. L'intervention du peuple est déterminante. Le 9 novembre, Guillaume II abdique.
UN NOUVEAU MONDE, MAIS À QUEL PRIX ?...
« L’armistice est donc signé le 11 novembre à 5 heures 20, à Rethondes, dans le fameux wagon de Foch. Il sera effectif à 11 heures.
« La Grande Guerre a pris fin. Le soulagement des combattants, de leurs familles, est immense et revêt, du côté des vainqueurs, la forme d’une joie délirante.
« 2018... un siècle s’est écoulé. Le dernier poilu, Lazare Ponticelli, s’est éteint il y a dix ans. Pourtant le drame de cette immense déflagration ne s’est pas effacé. Rien ne fut plus après comme il en était avant. La société toute entière a changé de fond en comble. Cette colossale révolution, politique, économique, sociale, a bouleversé le monde.
« Dans cette boucherie de quatre années, seules deux batailles furent décisives : la première, parce qu’elle stoppe l’offensive allemande et fixe la ligne de front pour de longs mois dans le quasi immobilisme des tranchées ; et, bien sûr, la dernière, qui vit la reprise du mouvement, les forces de l’Entente sur le recul face à l’assaut de Ludendorff avant la contre-offensive et l’arrêt définitif des combats.
UN MONDE FAUTEUR DE GUERRE
« Cette réalité illustre le jugement des historiens qui qualifient les dirigeants politiques européens, qui ont permis le déclenchement de ce qui deviendra à l'époque la pire tuerie de l’Histoire, de médiocres, de "somnambules".
« En littérature aussi, la chose est évoquée. Serge Joncour nous raconte que "même là, au plus profond de la campagne la plus reculée, on voyait bien que le monde était soumis à l’inconséquence d’une poignée de régnants, tous cousins qui plus est, plus ou moins de la même famille (…), ces filiations prodigieuses où le Kaiser était le neveu du roi d’Angleterre et le cousin du tsar…"
« Car la réalité est bien celle-là : celle d'une course entre pays impérialistes et colonialistes, celle du poison nationaliste répandu, et celle du capitalisme assis sur l’exploitation déchaînée des hommes.
« On ne l'a réalisé qu'après 1918, cet ordre du monde fauteur de guerre n'était qu'une immense confusion qui a instillé chez les peuples une affreuse pulsion de mort. Et l'horrible résultat fut que cette guerre des puissants fit 18 millions de victimes. 18 millions ! Auxquels on ajoutera 21 millions de blessés.
« Parmi les 48 millions de soldats de l'Entente, et face aux 26 millions de soldats ennemis, la France a fait combattre près de 8 millions d'hommes, soit 20% de sa population, dont les précieux régiments d’Afrique, d’Asie et d'Océanie, les arrière-grands-pères de ceux que l'on rejette aujourd'hui, parfois même à la mer...
« Prodiguant l’action sans disposer des moyens voulus, notre nation perdit beaucoup de son sang, le sang de sa jeunesse : 1.400.000 soldats et 300.000 civils sont morts, on comptera plus de 4 millions de blessés.
UN MASSACRE À L'ÉCHELLE DU MONDE
« Car la République aura mobilisé, dès les premiers jours, une armée certes puissante et ardente… mais sous-équipée. Et maintes erreurs furent commises.
« Plus tard, le général Charles de Gaulle rendit un jugement sans appel : cette armée était dépourvue d’artillerie lourde, médiocrement outillée en moyens de transmissions, d’observation, et de transport. En ses débuts, les soldats portaient encore les uniformes hérités de ceux des guerres passées, avec les fameux pantalons rouge garance qui faisaient d'eux des cibles de choix…
« Pensant aux disparus, on ne peut omettre les fusillés pour l'exemple, accusés de s'être mutilés pour ne pas aller au front : plus de 600 Français, dont le Six-Fournais Augustin Odde, 22 ans, exécuté sans raison après un procès sommaire, dont la condamnation à mort a été annulée... un mois après son exécution. Il appartenait au XVème corps, une unité composée de soldats provençaux et corses, injustement accusée de lâcheté par ses chefs, heureusement réhabilitée par notre peuple du Midi lui-même, et dont le nom a été donné à des lieux publics par nombre de communes, dont la nôtre.
« Un massacre à l'échelle du Monde. Et pourtant le pays tint bon. Et vint le jour où il fut en mesure de saisir la victoire.
« C’est là, quelque part, son génie : l’amour de la patrie, la fureur, l’espoir, le dévouement, l’idée selon laquelle, si l’on gagnait, il n’y aurait plus de guerre.
DU TRAITÉ DE VERSAILLES À LA SECONDE GUERRE MONDIALE
« Des années plus tard, la question est formulée d’imputer, ou pas, aux conditions posées par l’armistice la responsabilité de la seconde guerre mondiale qui, une génération après, fit plus de 60 millions de morts.
« Parce que, d’une part, l’armistice préserva l’Allemagne dans certaines de ses ressources militaires de crainte que les spartakistes pro-bolcheviks ne s’emparent du pouvoir ; et, d’autre part, il est évoqué une forme d’humiliation propice à un désir de vengeance.
« La certitude historique quasi générale aujourd'hui est que les analyses sur lesquelles on a construit la paix après 1918 étaient fausses parce que soumises aux calculs revanchards des vainqueurs et à l’idéalisme américain. De fait, le responsable est le Traité de Versailles et la façon dont il a été appliqué. L’introduction des fameuses clauses humiliantes est un rajout tardif. On a d'ailleurs reproché au social-démocrate allemand Ebert d’avoir dit aux militaires "je vous salue, vous qui rentrez invaincus des champs de bataille". C’était fait pour se concilier l’armée.
« Toutes autres sont les sources du mythe que Ludendorff, oublieux de sa demande d’armistice de septembre 1918, que la droite nationaliste, que l’armée, vont faire naître les mois suivants, celui du Dolchstoß, le "coup de poignard dans le dos" : selon eux, c’est la trahison des civils, celle de la gauche, celle des socialistes, celle des Juifs, qui a suscité la défaite. Ceux-là, les Ludendorff et consorts, avec l’effondrement de l’économie, ont fait le lit des nazis.
RECULS DÉMOCRATIQUES, NATIONALISMES, BOUCS ÉMISSAIRES : ATTENTION, ÇA REVIENT...
« Il faut retenir, aujourd’hui encore, les leçons pour tenter de se rassurer devant les reculs démocratiques, les spasmes nationalistes, la désignation de boucs émissaires, les industriels armant les pires dictateurs, le retour à la logique des blocs pour aviver la guerre économique, fond de tableau au devant duquel on évoque une armée européenne…
« Certains me diront que ce n’est pas le lieu, mais permettez que je généralise en observant que l’intérêt général s’efface trop souvent devant un parti pris étroit…
« Mais, donc, le carnage passé, chaque ville, chaque village, érigea un monument aux morts, et les 11 novembre voient la population se rassembler autour des stèles et des drapeaux de nos gardiens de mémoire.
« Car ces commémorations doivent servir à consacrer la paix, hélas convertie sous la pression vengeresse en un "entracte dérisoire entre deux massacres de peuples", comme le pressentait Romain Rolland. Et comme l'évoquait d'ailleurs aussi, dans l'autre camp, et pour d'autres rasions moins pacifistes, le général Ludendorff, citant souvent l'historien romain Salluste pour qui "la paix est l’intervalle de temps entre deux guerres".
« Cette paix, comme le relevait cette semaine un éditorialiste, "évanouie la veille de la déclaration de guerre avec l’assassinat de Jean Jaurès par la propagande belliciste et chauvine incarnée. Cette paix que le mouvement ouvrier européen aura tenté, bien seul, de préserver"...
PÉDAGOGIE, HISTOIRE, ANALYSE, RÉFLEXION, POUR LA PAIX
« Cette paix que, aujourd'hui, chacun a l'immense devoir de protéger, encore et toujours par la pédagogie de l'histoire, de l'analyse et de la réflexion,
« ... comme le font nos anciens combattants seynois en témoignant dans nos écoles,
« ... comme le font nos personnels communaux chargés de nos jeunes, se formant au Camp des Milles pour développer des activités propices à l'éveil des consciences,
« comme le font nos enseignants seynois à l'origine de notre "classe défense", et ceux des "cadets de la défense du Var" dont bénéficient nos 4 collèges, ayant inscrit la mémoire et le civisme au programme de formation, de même que les réservistes chargés la "préparation militaire marine" dont La Seyne est la marraine,
« ou comme l'a fait notre conseil municipal, presque unanime en cette année du centenaire, choisissant de rejoindre trois autres communes du Var, Carnoules, Saint-Zacharie et Varages, dans l'association française des communes, départements et régions pour la Paix.
« Et, à chacune des commémorations qui jalonnent nos années, comme nous tous, assemblés ici – ou en juillet devant le monument des Justes parmi les nations, ou en mars devant la stèle en mémoire de Pierre Sémard à la cité SNCF –, sous nos couleurs.
« Et tous, nous le faisons...
« pour que vive la France de la République,
« pour que vive l’Europe sociale, garante de la Paix,
« et pour que vive l'amitié entre les peuples ! »
On l'aura compris, j'ai essayé en ce jour anniversaire, de prendre ma part dans cette œuvre de passage de mémoire, de réflexion et d'éveil des consciences. Je voudrais pour conclure inviter les visiteurs de mon blog à regarder et écouter les deux vidéos ci-après. Elles en disent long sur la tâche qui nous attend, mais aussi sur l'espoir qu'on doit placer en notre jeunesse pour des lendemains de Paix...